15

« Un jour viendra où l’on chantera les louanges du fascisme et du national-socialisme pour avoir empêché l’Europe de tomber aux mains de la fange. »

 

« C’est un danger qui menace tout particulièrement l’Angleterre. Les Conservateurs subiraient d’atroces épreuves si les masses prolétariennes venaient à s’emparer du pouvoir. »

 

« Le fanatisme est affaire de climat. »

 

Adolf Hitler

 

L’intérieur de la maison était d’une propreté d’hôpital, lui donnant des airs de sanatorium de luxe. Pope s’était écarté sans un mot en montrant la porte de bois massif ouvragé. Il suivit le détective à l’intérieur et referma derrière eux presque cérémonieusement.

— Content que vous soyez arrivé sans encombre. Nous étions inquiets ce matin, quand nous n’avons pu vous localiser dans aucun des hôtels de la ville. Heureusement nous avons recommencé plus tard.

— Je me suis arrêté en cours de route, répondit Steadman. Les derniers événements m’avaient quelque peu fatigué.

L’entrée où ils se tenaient aurait constitué une pièce de belles dimensions. La blancheur des murs n’était égayée que par quelques photographies de paysage encadrées.

— C’est calme, commenta Steadman.

Pope eut un sourire détendu.

— Nous contrôlons totalement la situation, Harry. Tout s’est très bien passé.

— Aucun problème ?

— Aucun.

— Et l’opération ? Vous avez découvert ce que c’était ?

— Oh ! oui. Venez, vous allez tout savoir.

Le gros homme prit doucement Steadman par le coude et le mena vers une des portes ouvrant sur le hall d’entrée. Il y tambourina brièvement avant de la pousser et de s’effacer une fois encore pour laisser passer le détective.

Steadman ne fit que deux pas dans la pièce avant de s’immobiliser. Il affronta le regard narquois de Gant sans marquer de surprise. Il commençait à être las de ce jeu.

— Quel plaisir de vous revoir, Mr. Steadman. Un plaisir extrême.

Son nez artificiel était de nouveau en place, indécelable. Des yeux, le détective fit le tour de la pièce. La vue du major Brannigan, de Kristina et du vieil homme, le Dr Scheuer, lui rappela leur première rencontre à Guildford, mais il y avait également quelques nouveaux visages, pourtant familiers. Tous les regards étaient braqués sur lui, et tous trahissaient une curiosité posée, un intérêt froid.

Il se retourna en entendant la porte se refermer. Toujours souriant, Pope s’y était adossé, les deux mains derrière le dos tenant la clenche comme s’il voulait ajouter un obstacle supplémentaire pour prévenir toute fuite du détective. L’expression de bonhomie sur son visage se crispa un peu sous le regard fixe de Steadman.

— Ainsi donc il est avec vous, dit celui-ci en revenant à Gant.

— Oui, Mr. Steadman. Mr. Pope s’est montré d’une aide inappréciable pour notre cause. Tout comme vous.

— Moi ? Je n’ai rien fait pour vous aider. Gant, ni vous ni votre organisation de cinglés.

— Mais si, fit l’Allemand en s’asseyant dans un fauteuil à haut dossier. (Ses mains couvrirent les accoudoirs comme des serres.) Beaucoup d’hommes semblables à Pope sont des Thulistes, des hommes dans une position de pouvoir qui ont compris l’état de crise dans lequel s’enfonce cette nation... et le monde en général. Ne vous y trompez pas, Mr. Steadman, nous ne sommes pas une petite organisation de « cinglés », comme vous dites. Notre Société dispose d’antennes sur toute la surface du globe. Les États-Unis comptent quelques-uns de nos membres les plus influents. L’un d’eux nous rejoindra plus tard dans la soirée. Nous avons les fonds nécessaires à nos projets, assez d’influence pour les exécuter et surtout un idéal pour les justifier.

— Celui de conquérir le monde ?

— Non, Mr. Steadman. De le gouverner. Voyez les gens présents ici (sa main décrivit un large arc de cercle), je suis certain que vous en avez identifié certains : Ian Talgholm, le conseiller spécial du ministre des Finances, celui que d’aucuns surnomment son éminence grise, et non sans raison ; Morgan Henry et Sir James Oakes, deux grands capitaines d’industrie redoutés par les rats juifs autant pour leur fierté nationaliste que pour leur puissance ; le général Calderwood, qui un jour dirigera les Forces armées de ce pays et qui n’est qu’un exemple des nombreux officiers supérieurs dans nos rangs ; et enfin Lord Ewing, qui est en train de devenir le patron de presse le plus puissant du pays... Et ce ne sont là qu’une partie des membres de notre Conseil des Treize, de notre Ordre, Mr. Steadman. Les autres nous rejoindront plus tard dans la journée ou ce soir pour former ce Conseil des Treize que je préside.

— Oui sont ces autres, Gant ?

— Ah, vous êtes intéressé ? Excellent ! Il est vrai que vous êtes celui qui plus que tout autre a le droit de savoir... Après tout, les présages n’auraient pas été aussi bons sans vous...

Il gloussa et Steadman vit que tous comprenaient l’allusion, bien que certains parussent un peu incertains quant à son opportunité. Talgholm en particulier, qui prit la parole :

— Edward, croyez-vous que ce soit bien nécessaire ? fit-il avec une pointe d’irritation. Nous vous avons approuvé depuis le début, mais il aurait pu mettre en danger tout le projet. Pourquoi lui en dire plus ?

— Parce que, mon cher Ian, il joue un rôle clef dans ce projet, rétorqua sèchement Gant. Parce qu’il ne présente aucun danger et qu’il n’en a jamais présenté aucun.

— Pourtant, le laisser s’enfuir la nuit dernière...

— Aucun risque ! Tout était prévu. Et il devait venir ici de sa propre initiative. Il fallait que ce soit sa décision.

Le financier regarda autour de lui pour trouver un soutien chez les autres mais ceux-ci l’évitèrent. Avec un haussement d’épaules, il dit alors :

— Très bien. De toute façon, il ne peut rien contre nous maintenant.

— Merci, Ian, conclut Gant d’une voix froide.

Il nomma les membres de l’Ordre encore absents, parmi lesquels Steadman reconnut l’homme politique entrevu dans la BMW la veille, à Guildford ; les autres étaient tous des personnages importants dans leur sphère d’activité.

— Nous ne sommes que le noyau, expliqua Gant, le corps dirigeant, pour ainsi dire. Nous formons un groupe puissant, ne trouvez-vous pas ?

Steadman acquiesça, tout en se concentrant sur le nombre de noms cités.

— Vous avez dit que vous étiez treize dans votre Ordre, et vous n’avez cité que douze personnes, vous y compris. Qui est le treizième membre ? Le Dr Scheuer ou le major Brannigan ?

— Ni l’un ni l’autre, Mr. Steadman. Bien que tous deux soient très importants pour notre cause, ils ne sont que des outils à son service. Le major Brannigan est comme cet infortuné Kôhner, que nous avions laissé entre vos mains en guise de test, soit dit en passant : un exécutant. Quant à l’estimable Dr Scheuer (il sourit aimablement au vieil homme toujours impassible), c’est notre médium, celui qui fera venir parmi nous le treizième membre du Conseil, notre Führer.

Avant même que Gant ne le nomme, Steadman sut qui était ce treizième membre de leur Conseil, de l’Ordre Teutonique des Saints Chevaliers. Ils avaient renié Hitler parce qu’il les avait trompés et s’étaient tournés vers le fondateur du Bureau occulte nazi, celui qui avait encouragé et soutenu la Société de Thulé.

Le visage de Gant s’illumina d’une passion partagée par les autres membres de l’Ordre lorsqu’il déclara :

— Cette nuit il sera parmi nous, grâce au Dr Scheuer. Et vous le rencontrerez, Mr. Steadman. Oui, vous rencontrerez notre Führer, Heinrich Himmler, avant de mourir.

 

Gant parla au détective pendant plus d’une heure. Le traitant presque comme un confident, ou peut-être un invité que son hôte cherche à éblouir, il lui exposa ses plans pour l’Ordre. Les autres se montrèrent d’abord réticents, mais la ferveur du marchand d’armes était communicative, le prisonnier promis à une mort certaine, et ils se permirent donc d’ajouter quelques commentaires. Ils profitaient de la présence de cet étranger pour développer à satiété l’ampleur de leurs projets communs. Le visage fermé, Steadman écoutait avec attention. Parfois il avait envie de rire, parfois il devait cacher son inquiétude devant la finesse de leurs analyses. Par des chemins tortueux mais habilement concordants, toutes ces actions menaient à un but : séparer la Grande-Bretagne en deux camps, la gauche et la droite, sans aucune position médiane possible. Chaque citoyen se verrait forcé de choisir. La guerre civile qui s’ensuivrait ne pourrait que tourner en faveur de la droite. Elle aurait l’appui de la classe riche dont les sympathies allaient aux idées nationalistes. Les classes moyennes suivraient car elles avaient trop souffert, coincées entre l’élite et le prolétariat, et elles préféreraient les rejoindre plutôt que de tenter une expérience socialiste désastreuse pour l’économie. L’Ordre leur faciliterait le choix en favorisant partout l’émergence de nouveaux leaders acquis à la cause et qui entraîneraient les foules, comme Hitler dans les années 30. Ainsi lui-même, Edward Gant, qui avait bâti sa puissance dans l’ombre et peaufinait maintenant son arrivée sur la scène publique. Il se savait assez influent pour repousser toute attaque de ceux déjà au pouvoir, et Steadman vit combien les membres du Conseil  – leur Ordre  – avaient été choisis avec soin. Ils étaient en mesure de compromettre des hommes détenant des positions clefs. Ensuite, au moment propice, ils jetteraient le masque et s’uniraient publiquement. Les masses conquises suivraient. Tout le succès de leur plan reposait sur une synchronisation parfaite de leurs actions, et ces actions étaient planifiées pour le moment précis où elles serviraient au mieux la cause.

Steadman les aiguillonna par quelques remarques sceptiques, et ils ne se firent pas prier pour lui fournir les informations qu’il désirait. Malgré un certain calme, leur fanatisme était tel qu’ils essayaient de convertir cet homme qu’ils savaient pourtant condamné, peut-être pour qu’il accepte avec joie son rôle sacrificiel. Et pendant tout ce temps, Kristina souriait et le vieux Dr Scheuer braquait sur lui ses orbites sombres.

La prochaine action de la Société de Thulé était imminente. D’autres avaient déjà eu lieu dans les années passées, insignifiantes en elles-mêmes mais créant un climat vital pour la déstabilisation du monde. Ils avaient aidé les attentats terroristes partout sur la planète, la naissance de dictatures explosives en Afrique et la menace russe omniprésente. La détente entre les deux grands avait même été utilisée pour mieux contrôler l’Occident. Ils avaient appuyé la dégradation des structures économiques et les revendications du Moyen-Orient qui possédait les deux tiers du pétrole mondial. Toutes ces influences souterraines alimentaient la méfiance et la tension des nations entre elles, situation dont profiteraient ceux qui voulaient imposer de nouveaux régimes fondés sur la pureté des races.

Dans bien des pays les Thulistes avaient nourri en secret l’instabilité. Ils avaient même aidé leurs ennemis à accroître leurs forces, jusqu’au point où d’autres nations se sentiraient menacées et préféreraient engager un conflit.

Gant et beaucoup d’autres comme lui vendaient des armes aux mouvements terroristes non seulement pour le profit mais aussi pour les encourager sur le chemin de l’auto-destruction. Plus ils commettaient d’actes horribles et plus ils étaient haïs. Or la peur était le levier idéal pour le Reich, car la peur engendrait les révolutions.

Un acte stratégique devait être accompli le lendemain à 1 h 55 très exactement. A ce moment l’avion du vice-Président américain arriverait au-dessus des eaux territoriales britanniques. Il se rendait à une série d’entretiens avec le Premier ministre anglais et le ministre des Affaires étrangères afin de mettre au point un plan de paix au Moyen-Orient entre les Arabes et Israël. Le monde entier savait qu’il s’agissait là du point culminant de négociations qui avaient duré des années, au grand désespoir des nations qui désiraient une nouvelle guerre pour régler le problème. Mais le jet du vice-Président n’atteindrait jamais le sol anglais : il serait désintégré à l’approche des côtes.

Personne ne connaîtrait l’identité du coupable, mais les soupçons se porteraient naturellement plus vers les Arabes que vers Israël, étant donné les antécédents sanglants du FPLP et de l’OLP. Bien sûr, certains « indices » indiquant un missile de fabrication soviétique seraient découverts dans les débris flottants de l’appareil.

Que le missile ait été fabriqué dans les usines d’Edward Gant et qu’il ait été tiré des côtes du North Devon ne serait jamais découvert. Les systèmes anti-radar le rendraient invisible, même aux unités de détection de la station de Hartland Point toute proche.

La séance d’explications s’arrêta là car d’autres membres de l’Ordre arrivèrent pour discuter des détails de l’opération. L’assassinat du vice-Président des États-Unis n’était qu’une des catastrophes prévues. Gant avait appris au détective que d’autres attentats auraient lieu en une succession rapide, chacun s’ajoutant au précédent pour finir par créer une hystérie dont ils profiteraient. Les actes anarchistes perpétrés par l’extrême gauche seraient encouragés et même facilités, le terrorisme aidé afin d’amener les opinions publiques à réclamer des régimes forts pour les protéger.

La porte s’ouvrit et les deux faux agents du M15 apparurent. Ni l’un ni l’autre ne lui adressa la parole en l’emmenant, et Steadman ne fit pas d’effort non plus, il était trop occupé à analyser toutes ces nouvelles données.

Ils l’escortèrent jusqu’à l’étage puis le long d’un couloir interminable. Arrivés à la dernière porte, ils l’ouvrirent et le poussèrent à l’intérieur avant de refermer.

Holly était assise sur une couchette en face de lui, son visage aussi blanc que les murs nus de la pièce.

— Harry ? fit-elle, incrédule et, la seconde suivante elle se précipitait vers lui. Que se passe-t-il, Harry ? Pourquoi m’ont-ils enfermée ici ?

Elle leva une main vers sa joue blessée, une expression inquiète sur ses traits. Mais il la tint à distance et la dévisagea avec froideur. Il n’était plus sûr de rien et ne pouvait plus se permettre de faire confiance à quiconque dans la situation présente. Pourtant, le plaisir qu’elle éprouvait à sa vue était infalsifiable, mais la lueur qui dansait dans ses yeux s’éteignit devant son manque de réponse.

— Harry, tu n’es pas avec eux, n’est-ce pas ?

— Tu travailles pour l’Institut ? contra-t-il sèchement.

— L’Institut ?

— Inutile de continuer à mentir, Holly. Tu es un agent du Mossad et tu m’as joué la comédie depuis le début, comme les autres.

— Non, Harry !

Elle se dégagea et l’affronta d’un regard où la colère brillait derrière les larmes.

— Ils m’ont posé la même question. Mais que se passe-t-il ici, Harry ? Pourquoi pensez-vous tous que je travaille pour les Israéliens ?

Son indignation ne paraissait pas simulée et, pendant un instant, il hésita. Pouvait-il lui faire confiance ? Le dernier acte du jeu morbide de Gant n’était pas encore terminé : Holly en faisait-elle partie ?

— D’accord, dit-il d’un ton calme en la prenant doucement par les épaules. Dis-moi ce qui t’est arrivé, sans t’énerver. Et dis-moi qui tu es vraiment, Holly. C’est très important pour moi de le savoir.

Il la guida vers la couchette où ils s’assirent tous deux.

Elle le fixa un moment du regard, partagée entre la peine et l’incompréhension. Si elle jouait un rôle, se dit-il, elle était très forte.

— Tu sais très bien qui je suis et ce que je fais, Harry ! Je te l’ai dit, je suis journaliste-photographe indépendante. Je suis venue ici pour faire un article sur Edward Gant en usant du lien de parenté que j’ai avec sa dernière femme. Pourquoi te mentirais-je ?

— Et tu n’as jamais entendu les noms de David Goldblatt et Hannah Rosen ? Ni celui de Baruch Kanaan ? Tu n’es pas membre des Services secrets israéliens ?

Elle secoua la tête avec véhémence.

— Ni des Services secrets anglais ?

— Non, pour l’amour du Ciel ! Non ! Où me suis-je fourrée, Harry ? Et qu’as-tu à faire dans tout cela ?

L’autre jour à Long Valley, ce tank... pourquoi ont-ils essayé de te tuer ? Qui sont-ils et qui es-tu ?

Il se mit alors à lui expliquer. Il doutait toujours d’elle, mais si elle appartenait au Mossad alors elle savait déjà à peu près tout. Et si elle disait vrai... quelle importance ? Mais il ne lui raconta pas tout. Par précaution.

Quand il lui apprit que les Thulistes projetaient l’assassinat du vice-Président des États-Unis à 1 h 55 du matin, elle sembla éberluée.

— C’est donc pour cela qu’ils m’ont enfermée ici.

Il la regarda sans comprendre.

— Le lance-missile, dit-elle. Je l’ai trouvé. Ils m’ont surprise alors que je le photographiais. Je croyais que c’était un autre équipement du terrain de tests de Gant. Il y a des rampes semblables un peu partout. (D’une main elle ramena ses cheveux en arrière.) Je comprends maintenant pourquoi ils étaient tellement nerveux.

Elle réussit presque à sourire.

— Où se trouve cette rampe de lancement, Holly ?

— Du côté de la plage, dit-elle avec un geste imprécis vers la mer. J’avais échappé à mon « accompagnateur »

— Gant ne voulait pas que j’aille n’importe où, ce qui est assez compréhensible –, en prétendant que je voulais faire une sieste. C’était la fin de l’après-midi et nous avions marché toute la journée, il m’a crue. Toujours est-il qu’il m’a escortée jusqu’à ma chambre puis s’est éclipsé. Je suis ressortie de ma chambre et de la maison et j’ai commencé à explorer les endroits qu’il avait pris soin de me faire éviter. Cette maison est très étrange, Harry. Savais-tu que l’arrière est complètement différent de cette partie, comme si ce n’était qu’une façade ?

Il eut une mimique négative mais garda le silence.

— J’avais été promenée de ce côté, vers les fabriques d’armes à un kilomètre environ et au-delà, donc cette fois je suis allée dans la direction opposée, c’est-à-dire le dos de la maison. J’ai été surprise que ce soit aussi facile, mais sans doute après le départ de Gant ses hommes ont-ils un peu relâché la surveillance. Bref, j’ai contourné la maison et je suis arrivée à l’arrière. J’ai jeté un coup d’œil par les fenêtres. De ce côté-là l’intérieur ressemble à un château. C’est très vieux, avec du bois sombre et des symboles héraldiques, tu vois ce que je veux dire ? Mais toutes les portes étaient verrouillées et je n’ai pas pu entrer. J’ai entendu des gardes arriver alors je me suis écartée de la maison, en direction des falaises.

« Je me suis cachée derrière une remise pendant un moment, pour attendre que les gardes disparaissent. Elle aussi est verrouillée, et les fenêtres occultées, si bien que je n’ai pas pu voir ce qu’il y avait à l’intérieur. Lorsque les gardes ont quitté la côte je suis partie dans cette direction. Je ne cherchais rien de particulier, mais j’étais assez intriguée pour remarquer tout ce qui pourrait sortir de l’ordinaire. Et cela m’est arrivé par hasard. Je me suis enfoncée dans des broussailles pour me dissimuler en entendant une Range Rover qui arrivait. Ils font des patrouilles régulièrement dans toute la propriété. J’avançais dans les buissons et j’ai bien failli tomber dans un grand trou camouflé par un filet militaire. Il doit faire six mètres de large. A travers le filet de camouflage j’ai vu qu’il était cimenté et qu’un escalier en hélice descendait jusqu’à une source lumineuse en bas. Ce doit être le puits d’aération d’une caverne donnant sur la mer, à mon avis, mais même à marée haute elle ne peut pas être noyée car le fond du puits se trouve nettement plus haut que le sol. Et c’est là que j’ai vu le missile sur sa rampe de lancement, tourné vers la mer.

— Ils camouflent le puits sans doute à cause de tous les avions militaires qui passent par ici à basse altitude, commenta Steadman.

— Oui, c’est ce que je me suis dit aussi... Je ne voulais pas rater une telle occasion et je me suis mise à prendre des photos en rafales. J’étais si absorbée par ce que je faisais que je n’ai pas entendu les deux gardes arriver. Ils ont failli me jeter dans le puits tellement ils étaient énervés ! Ils m’ont confisqué le Pentax et m’ont ramenée ici. Et l’interrogatoire a commencé.

Elle posa une main hésitante sur l’avant-bras de Steadman, prête à l’ôter au moindre signe d’agacement. Mais il n’en parut pas irrité et elle lui sourit.

— Ils m’ont posé un tas de questions à ton sujet, Harry : ce que je sais de toi, pour qui tu travailles, si nous faisons équipe... Ensuite ils m’ont accusée d’appartenir au Mossad et je leur ai répondu la même chose qu’à toi, c’est-à-dire que je suis journaliste indépendante et que je fais ce qu’il faut pour en vivre. Eux non plus ne m’ont pas crue...

Elle le regarda droit dans les yeux.

— Ce qui s’est passé entre nous l’autre jour ne signifie donc rien pour toi ? Tu n’as pas ressenti la même chose que moi ?

Il se détourna, embarrassé.

— Mon Dieu, tu réagis comme un parfait étranger ! s’exclama-t-elle, sa colère ranimée par sa réaction.

Il aurait voulu la croire et lui faire entièrement confiance, mais une partie de lui-même ne pouvait s’y résoudre.

— Holly... Il est arrivé tant de choses ces derniers jours, je jure que je ne sais plus qui je dois croire. Ces types en bas, avec Pope, bon sang ! Ce sont des personnalités du plus haut niveau ! Et Pope... Il appartient aux Services secrets anglais. Jusqu’à un de mes clients à l’agence qui m’a surveillé depuis que j’ai quitté le Mossad ! Comment puis-je faire encore confiance à quelqu’un ?

— Je comprends, Harry, lui dit-elle doucement, son irritation envolée. Ne me fais pas confiance, reste aussi soupçonneux que tu le veux... Mais n’oublie pas une chose : tu es en danger ici, comme moi, et il faut que nous nous échappions. Est-ce que quelqu’un de l’extérieur sait que tu es ici ?

— Non, murmura-t-il, toujours méfiant.

— Pas très malin... Donc nous ne pourrons compter que sur nous-mêmes... (Elle eut un faible sourire.) Comme dans un film, hein ?

— Un mauvais film, fit-il en se levant et en allant contempler l’extérieur par la fenêtre.

— Il y a un garde en bas en permanence, l’informa-t-elle, et la fenêtre est scellée. J’ai déjà essayé de l’ouvrir. De toute façon tu te briserais les jambes de cette hauteur, et le garde te criblerait de balles avant que tu aies touché le sol.

En bas le mercenaire avait levé la tête vers Steadman, le visage sans expression mais l’attitude menaçante. Le détective se tourna vers Holly. La jeune femme paraissait avoir recouvré son calme. Avait-elle de bonnes raisons pour cela ou n’était-ce qu’une de ses qualités ?

— Une idée ? s’enquit-elle en remarquant la fixité de son regard.

— Nous attendons, dit-il. Gant veut me faire rencontrer quelqu’un cette nuit.

Il eut un rictus dénué d’humour en constatant sa surprise et soudain il eut l’impression qu’elle lui avait dit la vérité. Pourtant il resta sur sa position. Il pouvait se tromper.

 

Le visage empourpré par une colère mal maîtrisée, le major Brannigan tambourina doucement à la porte. Il avait envie de frapper le bois à coup de poings, car il savait que la femme se moquait intérieurement de son état d’esprit. Il aurait voulu ouvrir la porte à la volée et effacer ce sourire narquois d’une gifle retentissante. Pourtant il se retenait, possédé à la fois par la crainte et par un besoin d’elle désespéré.

— Qui est-ce ? fit la voix de Kristina.

— C’est moi, Andrew, répondit-il d’un ton d’où avait déjà disparu la rancœur. Je peux entrer ?

— C’est ouvert, Andrew.

Il pénétra dans la chambre et referma la porte derrière lui. Avant d’approcher d’elle, il hésita une seconde, frappé comme d’habitude par le désir que le simple fait de la voir éveillait en lui... et par la honte d’être ainsi esclave d’une telle créature.

Assise devant sa coiffeuse, elle glissait des mèches mouillées sous la serviette qui entourait sa chevelure. Les pans de son peignoir de bain immaculé étaient écartés, révélant une cuisse au galbe parfait. Il ne put s’empêcher de la dévorer du regard. Il brûlait de toucher cette peau soyeuse, de la caresser, de serrer son corps contre lui.

Elle savait ce que signifiait ce regard, connaissait l’étendue de son désir, et elle s’en amusait.

Il la contempla sans bouger d’un pouce, résistant à la tentation de poser la main sur son cou gracile, ce cou qu’il avait baisé tant et tant de fois et qu’il avait maintenant envie de tordre. Mais c’était inutile, il le savait : jamais il n’aurait la force d’accomplir jusqu’au bout un tel geste. Oui, il serrerait ce cou adorable avec rage, jusqu’à ce que disparaissent de ces prunelles sombres la peur, la moquerie et la panique. Alors il relâcherait son étreinte et ses mains descendraient en caresses fébriles sur ce corps éveillé à la passion. Kristina était ce genre de créature, et sa perversité complétait celle du major. Il tomberait à genoux et implorerait son pardon sans cesser de lui pétrir les seins, et elle l’imiterait. Et ils s’uniraient à leur façon, dans cette frénésie contre-nature qui les embraserait.

— Non, Andrew, dit-elle, devinant ses pensées.

Elle se retourna vers son miroir et finit de glisser les mèches humides sous la serviette. Dans la glace elle voyait ses poings crispés, et elle sourit en songeant au conflit interne qui le déchirait.

— Je t’en prie, Kristina...

Il la rejoignit, tomba à genoux et frotta sa joue contre l’étoffe rêche du peignoir de bain. Sa main se posa sur la cuisse exposée et se mit à effectuer un lent va-et-vient à l’ampleur croissante. D’une tape, elle arrêta ses mouvements puis elle rabattit les pans de son peignoir d’un geste sec.

— Tu sais ce qui doit être fait ce soir, railla-t-elle. Nous n’avons pas le temps.

— Mais pourquoi ? souffla Brannigan, abattu. Pourquoi faut-il que ce soit toi ?

Ses yeux jetèrent des éclairs.

— Tu sais pourquoi. Il doit être... souillé.

— Comme je l’ai été ? Comme je le suis encore ?

— C’est différent, Andrew. Cela n’a rien à voir avec...

Elle s’interrompit brusquement, mais il compléta la phrase pour elle.

— Avec le chantage ? Il n’est donc pas nécessaire de le faire chanter comme tu l’as fait avec moi ?

— Ça a commencé par un chantage, Andrew, c’est vrai... Mais tu as foi en notre cause à présent, n’est-ce pas ? Tu me l’as dit si souvent, et tu as tant fait pour elle...

— Bien sûr. Mais pourquoi Steadman ? Pour l’amour de Dieu, Kristina...

— Dieu ? Qu’a-t-il à voir dans tout cela ?

Brannigan garda un silence maussade.

— Le Dr Scheuer a dit que la légende devait être réfutée, lança-t-elle, impatiente.

— Et Gant croit à toutes ces foutaises.

— Des foutaises ? Comment peux-tu parler ainsi après tout ce que tu as vu ?

— Je... Je ne comprends pas tout de ces choses, Kristina. Je ne comprends pas comment elles arrivent... (Sa voix se fit implorante.) Tu m’as dit que tu m’aimais. Etait-ce aussi pour les besoins de la cause ?

Elle passa une main derrière la tête du major et lui caressa les cheveux. Son expression s’adoucit.

— Non, bien sûr. Tu sais combien je tiens à toi... (Brannigan ne pouvait voir le sourire cynique qu’elle s’adressait dans le miroir.) Mais je dois le faire, Andrew. Notre Parsifal doit être... (son sourire s’accentua) corrompu...

D’un geste sans force, elle ramena la tête du major en arrière et plongea son regard dans le sien.

— Maintenant, tu dois aller voir si tout est prêt pour cette nuit. C’est le commencement, Andrew, et tout doit se passer comme nous le désirons... (Très vite elle déposa un baiser sur ses lèvres avides et repoussa gentiment sa main.) Non. Je dois me reposer. Cette nuit est importante pour nous tous.

Brannigan se releva maladroitement et, après un dernier regard pénétrant à Kristina, sortit d’un pas lourd de la chambre. Il se rendit dans l’aile droite de la demeure, dans la pièce voisine de celle où se trouvaient Holly Miles et Harry Steadman. Assis à une table devant un magnétophone, un homme en tenue verte leva les yeux à son arrivée et le salua d’un petit hochement de tête déférent. Il portait un casque d’écoute.

— Quelque chose ? demanda le major.

L’homme eut une moue déçue.

— Ils sont silencieux depuis un moment déjà. Il lui a demandé directement si elle travaillait pour le Mossad quand il est entré, et elle a nié. Il semblerait bien qu’elle ne mente pas.

— Ou elle se doute que nous avons mis des micros dans la pièce... Steadman a dit autre chose ?

— Il lui a parlé de Mr. Gant, de l’organisation et de l’opération de cette nuit. Mais il ne sait pas tout lui-même.

Brannigan approuva et retourna vers la porte.

— Continuez l’écoute jusqu’à ce qu’on vienne le chercher. J’ai toujours un doute sur cette femme. Si quelque chose d’intéressant leur échappe, je veux être prévenu immédiatement.

— Très bien, Sir.

L’homme salua et Brannigan sortit de la pièce. Cette fois il descendit l’escalier monumental et se rendit à l’entrée principale. Il voulait vérifier la position des gardes disséminés un peu partout aux limites de la propriété avant d’aller s’assurer que tout était en place pour le lancement du missile. Enfin ils allaient passer à l’action ! Ils feraient le premier pas décisif dans l’accomplissement de leur rêve. Après être restée dans l’ombre de longues années, le moment était venu pour la Société de préparer l’avènement des nouveaux dirigeants. Ils commanderaient, et enfin l’armée ne serait plus une marionnette aux mains de palabreurs. La défense de la nation ne serait plus négligée. Ce relâchement affublé du nom pompeux de liberté serait jugulé, pour le plus grand bien de l’Angleterre. A ce point seulement, le pays pourrait s’arracher à la décadence Bien entendu, l’identité de leur véritable chef ne serait jamais évoquée. Le peuple anglais l’avait combattu avec trop d’opiniâtreté pendant la guerre pour accepter de lui obéir. Mais le résultat serait le même.

Au crépuscule, la pluie cessa, mais toute vie, humaine comme animale, paraissait s’être abritée pour échapper à l’humidité. Seul le grondement rythmé de l’océan contre les falaises venait briser le silence qui régnait sur le paysage.

La nuit referma peu à peu son voile de ténèbres sur la demeure, assombrissant les murs blancs et transformant les fenêtres en puits d’ombre. Un vent froid balayait le gazon et tentait d’arracher les dernières feuilles aux arbres.

L’obscurité devint totale et, malgré la récente pluie, une pesanteur étrange flottait dans l’atmosphère.

Il semblait que la nuit elle-même attendait.

La lance
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